Sujet : Si l'homme est la mesure de toute chose, qu'en est-il de la Cité ?


"L'homme est la mesure de toute chose" reflète toute la pensée sophiste d'avant Platon et en particulier celle de Protagoras, auteur de l'ouvrage Aléthéia. Derrière cette phrase du célèbre sophiste, on comprend la dimension relativiste, l'idée que chacun, voit, juge le monde à sa manière, rejetant ainsi le concept de morale ou de raison universelle. Mis en relation avec la notion de Cité, cette vision apporte un questionnement fondamental. Plusieurs débats s'ouvrent ainsi à nous. L'opposition un/multiple, individu/société conduit à réfléchir sur le fondement même de l'organisation humaine, ouvrant ainsi l'opposition entre essentialisme et relativisme. Mais le terme d'individu est aussi bien antagoniste de l'universalité que de la collectivité et de l'unité. C'est donc à partir d'une interrogation à plusieurs facettes que je vais tâcher de montrer que l'organisation de la Cité repose sur une initiative humaine et non sur une quelconque essence. Les hommes façonnent la Cité : elle ne s'impose pas à eux.

 

  1. La Cité comme essence de l'homme

La tradition philosophique avait ancré l'idée qu'il existait des concepts universels. Des auteurs antiques, tels Platon ou Aristote, voient la Cité comme ancrée dans la nature humaine.

  1. la conception platonicienne de la Cité

    Platon a initié une pensée reposant sur ce qu'il appelait les Idées ; elles sont des valeurs indépendantes des opinions humaines qui s'imposent à tout esprit raisonnable et qui sont l'objet d'une connaissance véritable. Il distingue ainsi deux mondes, celui des Idées dit intelligible et celui des sens, dit sensible. Il critique ce dernier qui manque de stabilité et qui ne permet qu'une connaissance incertaine. Ainsi, Platon rejette les passions et l'ivresse esthétique qui ne doit en aucun cas servir d'éthique. Comme Socrate, il dénonce la bêtise de l'opinion commune et considère les lois comme inviolables.

    C'est sur cette base transcendantale que Platon s'efforce d'expliquer la Cité. En effet, pour lui, la réforme politique passe par la connaissance de la réalité, de la nature véritable des choses, c'est à dire non de leur apparence sensible mais de leur essence. Ainsi, il entreprend de définir la Cité idéale réalisant l'image du Bien absolu et ainsi façonner la Cité terrestre comme le reflet de l'ordre qui règne dans les Idées. Mais la Cité est surtout un modèle pédagogique servant à une définition méthodique de la justice. En effet, il convient, pour l'apercevoir, de la considérer plutôt dans la Cité que dans l'âme, car l'injustice se voit mieux comme désordre social que comme désordre moral.

    Ainsi s'établit dans la Cité un ordre permettant d'atteindre l'unité. Pour un monde juste, il faut que les Idées mènent le monde. Ainsi, il faut confier la Cité au philosophe, car ils sont les seuls à réaliser vraiment la possibilité de l'homme en accédant à la pure vérité, qui leur permet de comprendre des phénomènes fuyants en ce qu'ils contiennent de permanent. Pour Platon, la Cité juste réside dans l'ordre et donc dans la nécessité que les trois classes de la société soit en place : que les gardiens soient au-dessus des laboureurs, artisans, commerçants et qu'ils soient eux-mêmes dominés par les philosophes. Ainsi se réalise l'unité du social.

    Pour un monde juste, il faut éduquer les hommes, c'est le rôle du philosophe. Platon veut placer la cité sous le règne de la bonne imitation, ainsi par l'éducation, l'homme imite des modèles de sagesse et de vertu pour progresser. Chacun placera ainsi l'intérêt collectif avant l'intérêt individuel.

    La Cité naît d'un besoin naturel : la division du travail. L'individu ne peut se comprendre qu'en regardant l'image agrandie de lui-même que lui renvoie la Cité, il ne peut s'affirmer et se découvrir comme sujet que dans la Cité. Enfin, la Cité est le seul cadre où l'homme puisse vivre en harmonie avec les autres et lui-même. Platon voit donc la Cité comme une nécessité. Mais, cet essentialisme amène un rejet de la diversité, de la multiplicité. Platon place son mode d'organisation au-dessus des autres, refusant toute autre organisation communautaire. De plus, aucun principe d'égalité, ni de liberté individuelle n'est énoncé.

  2. Aristote : l'association du sensible et de l'intelligible

Même s'il fut disciple de Platon, Aristote a su sortir quelque peu du monde des Idées. Pour lui, l'intelligible n'est autre que la structure de notre discours sur l'expérience, à condition d'ajouter que ce dernier ne naît pas de l'expérience puisqu'il rend seul possible son organisation. Ainsi il reproche à Platon de réduire le réel aux Idées et d'avoir une vision trop planifiée de la Cité. Pour lui, le réel est l'acte et pas simplement l'Idée. Aristote devient ainsi attentif aux données de l'expérience et aux conditions de son organisation Il pose comme relative l'aptitude à commander, Qui relève, selon lui, de différentes qualités selon la communauté. Il ne suffit pas de savoir quel serait l'Etat idéal en se donnant un endroit idéal et une population encore innocent de tous les vices des peuples historiques, il faut en effet se demander comment on réalise des Etats supportables sous des conditions données.

En effet, pour Aristote, chaque communauté a sa raison d'être et la Cité est un certain type de communauté qui existe par l'autarcie complète. Il est du côté de la connaissance et de la description : Aristote n'édicte aucune norme. Il ne dit pas "il faut" mais "il convient sans doute dans ce cas". La réalité historique produit des spécificités qui caractérisent les communautés existantes et différenciées On ne maintiendra pas par les mêmes lois l'unité de la communauté dans tous les cas : ce sont les conditions socio-économiques (pour employer un langage moderne) qui fixent le cadre de l'action politique.

Mais pour Aristote, la Cité est naturelle car "l'homme est un animal politique". La Cité joue donc le rôle de nature chez l'homme, à la fois comme limite et comme but. Elle est nécessaire, tel l'anatomie, elle unit les éléments sociaux comme le corps unit les organes. Sans Cité, il n'existe pas de vie pour un homme complet et achevé, elle s'impose comme commencement et fin de toute activité. De plus, elle est le seul moyen de développer le logos. La Cité doit imiter la nature, où chacun doit jouer un rôle, donc la démocratie apparaît comme un bon régime mais, au fond, ce qui est important, c'est le bien-être.

Et c'est par son but, qui est le souverain bien que la Cité est le meilleur des groupements : elle réunit les individus par quelque chose de spécifique aux humains : le désir de vivre bien (et non plus seulement de vivre). En politique, l'homme s'accomplit en vivant dans le bonheur, d'où la nécessité de partir de ses désirs au lieu de lui imposer une politique au sommet. Ainsi Aristote refuse la thèse de certains sophistes qui voit la cité comme un pis-aller, simple garantie de survie individuelle. L'idéal de référence est donc l'unité politico-culturelle que représente la Cité, seul possibilité de réalisation de l'homme par l'échange avec les autres.

Aristote opère à un progrès par rapport à l'absolu platonicien, il accepte la diversité mais place toujours la Cité comme nature humaine.

 

 

 

  1. La Cité comme convention humaine

Cette conception s'oppose radicalement à l'essentialisme platonicien, en insistant sur le rôle majeur de l'homme dans la création de la Cité et des lois et valeurs qui en découlent.

  1. Les sophistes et la Cité

    L'idée des sophistes sur la Cité diffère énormément de celle d'Aristote et Platon, cette divergence réside en particulier dans la conception de la connaissance. Effectivement, le relativisme caractérise les sophistes. Ainsi, ils défendent l'impossibilité du discours faux, puisque "dire, c'est dire quelque chose, c'est donc dire ce qui est". Leur pensée se caractérise par le refus de l'attitude théorique et la dénonciation d'une confiance excessive dans la pensée. Pour eux, il n'existe aucun absolu : la vérité se déchire dans la contradiction universelle, la justice change de visage selon les temps et les lieux, et enfin, il n'y a pas de principes universels absolus ou réalités intelligibles. Aucune norme universelle n'est là pour guider l'action.

    Les sophistes ont centré leur réflexion sur l'homme, qui ne peut s'appuyer que sur lui-même pour connaître et agir. Le rapport à autrui joue un rôle important avec l'existence des arts (au sens de techniques) et du langage. Ils estiment l'éducation nécessaire. Et ils attribuent à chaque groupe une opinion propre, reconnaissant ainsi la diversité et l'absence de norme universelle.

    L'ordre humain apparaît comme un ordre précaire sans ordre modèle. Pour vivre ensemble, l'art politique s'impose comme une nécessité, chacun possède une part de respect et de justice en lui. Pour vivre en communauté, les hommes doivent s'accorder sur certaines règles. Les sophistes insistent donc sur le caractère conventionnel de la loi, émanant d'un consensus social. Dans l'ordre politique et moral, les sophistes opposent ainsi la nature et la loi. La Cité n'apparaît donc pas comme naturelle. Cette idée, d'abord longuement rejetée par la tradition philosophique réapparaît ensuite dans le discours de nombreux philosophes comme Hobbes, Rousseau, Nietzsche…

  2. Réemergence d'un certain relativisme avec Machiavel

    Machiavel opère véritablement à une rupture en pensant le politique de manière autonome. Il rejette l'idée d'universel et de connaissance absolue. Pour lui n'existe aucun jugement ou quelconque éthique transcendantale. Ainsi, il refuse de poser des moyens identiques pour chaque fin politique. Au contraire, Machiavel va affirmer le rôle de l'homme. Aucune action ne peut-être pensée sans la "fortune", il tient donc compte des conditions extérieures qui influent sur l'action. De plus, il affirme le rôle de la vertu, c'est à dire de la capacité à décider quelle attitude adopter en fonction du cadre, affirmant ainsi le rôle de l'expérience.

    Sa conception de la Cité est assez autoritaire puisqu'il préconise un Etat fort, institué par l'homme et non par la nature. Mais, seul un Etat appartenant à la communauté historique qu'il domine, communauté fondée sur une langue, une culture un souvenir commun, pourra résister aux assauts des voisins et à une décomposition interne. L'unité du social se construit dans le conflit peuples/grands. On retrouve aussi l'idée holiste par le prima du collectif sur l'individu(il s'agit ici d'assurer la sécurité collective)

  3. Le contrat social

Les doctrines du contrat social se proposent toutes de trouver dans l'individu le fondement de la société, de l'Etat et de l'autorité politique. On remarque donc facilement la rupture avec les doctrines de type platoniciennes qui voient dans la société une réalité une et indivisible. Il s'agit de l'idée que la société n'est pas un phénomène naturel mais une création volontaire. L'état de nature n'étant pas satisfaisant, un pacte est nécessaire pour y mettre fin. Ces doctrines insistent donc sur le fait que les lois ont été édictées par les hommes et donc sur l'origine artificielle de l'idée de justice. Les lois humaines distingue le bien et le mal et donne ainsi naissance à l'idée de justice.

Pour Hobbes, la Cité n'a pas de fondement naturel puisque l'homme n'est pas naturellement social. Ainsi, l'homme joue le rôle principal dans la création de l'Etat. Pour lutter contre insécurité perpétuelle émanant d'un individualisme naturel de l'homme, un pacte permet d'assurer la protection des sujets. Au-delà de l'instauration d'un pouvoir absolu, on constate chez Hobbes que l'empirisme permet de reconnaître la nécessité d'un pouvoir fort.

Chez Rousseau, toute idée d'essence d'un état civil est rejetée. L'acte même d'association constitue l'essence du pacte. Pour lui, il n'y a pas de raison en dehors de la société qui la fonde, pas plus qu'il n'y a d'individus en dehors de la société qui le reconnaît. Le pouvoir législatif instaure l'état civil où la norme se substitue à l'universel, introduisant moralité et justice. La loi est donc l'expression de la volonté générale et la Cité est création purement humaine. Rousseau préconise aussi une politique collective, car une condition du pacte est l'aliénation de chaque associé à toute la communauté. L'existence de la volonté générale est créatrice de l'unité.

 

Enfin, l'idée que l'homme est lui-même à l'origine de sa condition, des ses lois et donc de la Cité me paraît être une affirmation plus juste que celle de l'existence de la Cité dans la nature même de l'homme. De plus, il est toujours plus rassurant d'être le propre maître de son destin plutôt que d'être guider par des principes inaccessibles et transcendantaux. Les lois doivent résulter d'un consensus permettant à la fois de dégager où se trouve l'intérêt collectif tout en assurant le respect de l'individu. La raison a permis à l'homme de déterminer quels étaient les droits de chacun mais aussi leurs devoirs. Contrairement aux animaux, l'homme est capable de se donner des règles à lui-même : la Cité organisée en est la preuve. Mais, si la subjectivité des valeurs ne peut être nier, la raison assure l'existence de valeurs communes et choisies comme étant les meilleures. Ainsi, je rejette le fait de défendre, au nom d'un relativisme utilisé, la violation des droits inaliénables de l'homme, comme le font et le feront encore certains dictateurs, tortionnaires ou autres volatiles…


ACCUEIL - MUSIQUE - ETUDIER - SORTIR - BOUQUINER